Les abeilles de papa

Papa aimait ses abeilles passionnément, quoiqu’elles ne lui épargnaient pas les piqûres par temps orageux. Quand l’une d’elles le piquait, on n’aurait pas été étonnés de l’entendre dire merci tant il mettait de douceur à la déloger ! Il était interdit de tuer une abeille, on discernait très bien les guêpes qu’on éliminait sans pitié. Nos ruches étaient très mal placées, juste au passage devant la maison. Nos voisins, ceux à Auxence surtout et les A., en étaient incommodés comme nous. Nous avions tous une frousse bleue des abeilles.

Quel branle-bas dans la maison quand on apercevait des signes d’essaimage, lorsque les abeilles se groupaient tout autour de la ruche en faisant un bruit insolite. Alors papa disait : «Allez vite chercher des couvercles !». On se ruait dans la cuisine, on s’emparait de tous les couvercles qui tombaient sous la main, on ressortait en courant en faisant un tintamarre du diable. Le bruit infernal obtenu en utilisant les couvercles comme des cymbales provoquait très souvent la stabilisation de l’essaim révolutionnaire, à moins qu’il ne s’envolât dans les airs, ivre de liberté, perdu à tout jamais pour papa. Si donc l’essaim se posait, aussitôt le vide se faisait autour de papa ; nous disparaissions tous ! Qu’il se débrouille avec sa masse piquante et grouillante… De loin, on guettait.

L’anxiété nous prenait au printemps et en automne quand papa décidait d’extraire le miel. Pour lui, cela devait être le plus beau jour de l’année, la récompense sublime de toute l’affection et de tous les petits soins qu’il prodiguait à ses amies ailées. Ce jour-là, on n’y échappait pas, notre collaboration était indispensable. L’extracteur, couleur maïs, était installé dans l’atelier. Coiffé d’un large chapeau recouvert de tulle brun, à la bouche l’énorme pipe d’apiculteur bourrée de gros tabac, papa transportait les cadres lourds de miel du rucher à l’atelier en passant… par le corridor. Inévitablement, quelques abeilles furieuses le poursuivaient. Quand enfin le va-et-vient terminé la porte de l’atelier se refermait définitivement, on reprenait du moral, prêts à collaborer activement. Munis d’un couteau spécial trempé dans l’eau bouillante au-dessus de la «veilleuse» (petit réchaud à alcool), on se mettait à désoperculer les rayons. Que c’était bon de mâcher cette cire toute gorgée de miel. On dégustait sans le savoir ce qui de nos jours se vend à prix d’or : du miel en rayon, délice des gourmets. Puis d’un geste très doux, sans «à-coups», il fallait tourner la manivelle de l’extracteur. Un rien de brusquerie aurait fait basculer le cadre. Victoire ! tout à coup le miel se mettait à couler, lourd, doré, riche de toutes les bontés de la terre, des fleurs surtout, dans le bidon posé sous le goulot de l’extracteur. On était dédommagés de toutes les frayeurs de l’année.

A la maison, on n’était jamais privés de miel. Papa disait que l’usage quotidien du miel l’avait guéri d’une maladie d’estomac. Actuellement, on dit qu’aucune infection ne résiste au contact du miel durant septante-deux heures. Quel merveilleux don de la nature !

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