Pour les villages de Sommentier, Vuisternens et Lieffrens, la bénichon avait lieu le dimanche le plus proche de la saint Jacques, autour du 24 juillet. Elle se préparait un mois à l’avance.
Dès les foins terminés, on se mettait à nettoyer la maison de fond en comble. Tous les quatre ou cinq ans, on lavait la façade devant à l’eau de soude. Pas de «Mr Proper», encore moins de «Spic» à l’époque : la soude était le produit universel pour les nettoyages. «Aguillés» (en mauvais équilibre) sur l’espèce de balcon qui existait alors, on mettait toute son ardeur à manier la brosse de rizette.
Puis on s’attaquait aux chambres. Tout se lavait puisqu’elles étaient entièrement en bois brut. Les lits étaient sortis au soleil, les matelas de crin tapés et brossés, les draps changés. Comme on dormait bien la première nuit et comme ça sentait bon le «frais».
Et puis on faisait le tour de la maison et récupérait tout ce qui était à jeter : vaisselle cassée, bouts de ferraille, souliers percés. On en remplissait le charret qu’on allait basculer dans le ravin en dessus du Revers. C’était notre dépotoir privé. Si, au premier printemps, on voyait pointer avec plaisir les premières pousses d’ortie, il en était autrement en juillet ; elles avaient littéralement envahi tous les alentours de la maison. Alors, il nous prenait une de ces rages de destruction. On saisissait la première faux qui se présentait et hop ! tant bien que mal, on massacrait ces orties agressives chargées de chenilles velues, fauchant parmi les pierres et la ferraille… Conscientes d’avoir commis quelque gaffe, on évitait Paul ou papa durant les heures suivantes. On craignait les représailles ! «Espèce de grelettes, me prendre ma meilleure faux pour aller faucher dans les pierres !». Tôt ou tard on l’entendait. Mais papa était un doux ; jamais il ne levait la main sur nous. On avait beaucoup plus peur de Paul ; il en avait bien pour une heure à réparer les dégâts faits à sa faux. Pauvres de nous, comment distinguer une bonne faux d’une mauvaise ?
Il fallait aussi polir les casseroles et la bouilloire en cuivre. Avec du sel et du vinaigre, on obtenait un résultat merveilleux. Puis arrivait le rémouleur ; on lui donnait chaque année louches et cuillères à étamer, quelquefois les «bons couteaux» – réservés aux dimanches et aux jours de fête – à aiguiser.
Et voilà qu’on arrivait à la veille de la bénichon. Le tour de la maison était balayé au balai de «poutà» (aune ou vergne), les terrasses récurées. Pour ne pas recommencer le lendemain, il aurait fallu «bouchonner» les vaches avant de les sortir à l’abreuvoir. Sur le pont, les garçons préparaient la balançoire. Vers la fontaine derrière la maison, nous, les filles, pelions carottes et pommes de terre nouvelles, éventrions les premiers choux de la saison.
Le grand jour était là. Fait unique, les vêpres n’avaient pas lieu, ce dimanche-là. Après la grand-messe, on voyait arriver à pied oncle Aloïs, soufflant comme une vieille locomotive, éprouvé par son asthme, et tante Caroline si contente qu’elle ne trouvait plus ses mots. L’oncle Auguste, toujours tiré aux quatre épingles, montait de la gare de Siviriez. Les cousines Jordan de Vaulruz, un peu moustachues, étaient aussi de la fête.
Que la chambre était belle avec sa grande table couverte de nappes blanches. Ce jour-là, on avait sorti la «bonne vaisselle». On se mettait à table. Le menu comportait du bouillon, puis le bouilli avec les légumes traditionnels, puis le rôti et la purée de pommes de terre et la salade et enfin, comme troisième plat, le jambon et les choux nouveaux. Le dessert était bien fribourgeois : de la crème et des meringues. On terminait le festin par le café, les bricelets et les croquets, sans oublier le verre de «goutte» (alcool de fruits) maison pour les hommes.
On aurait dû avoir mangé pour vingt-quatre heures ! Mais non ! Le soir, on recommençait : jambon, saucisson et choux, puis beurre et moutarde qu’on mangeait avec de la cuchaule et du café au lait. Et le lundi, la fête continuait…
Tandis que les «grandes» partaient à Vuisternens goûter aux plaisirs du pont de danse, nous, les petites, terminions notre digestion sur la balançoire avec les A.. D’une manière ou d’une autre le dîner passait… et nous chantions : «Sur le pont de notre grange, nous allons nous balancer, faut qu’on puisse toucher le toit…»